Paris, le 6 mars 1989
Cher Jean-Jacques Brochier,
Vous me demandez une réflexion sur l’individualisme, mais je suis incapable, ces jours-ci, de penser à autre chose qu’à l’incroyable tragi-comédie qui se déroule sous nos yeux à propos de Salman Rushdie et de ses Versets sataniques. Nous avons déjà tout vu : l’hypocrisie ou la lâcheté des États ; les états d’âme et les lenteurs soucieuses des éditeurs ; la sainte-alliance des clergés (« fais-moi disparaître cet ignoble film sur Jésus, et je te brûle cette saleté de bouquin sur Mahomet ») ; les émeutes, les morts, le vociférations, les appels publics à l’assassinat ; les cynisme pratiques des russes ; l’ombre portée des contrats (six cent millions de francs pour Alsthom, trois millions de dollars pour tuer un auteur anglais) ; bref la spirale brutale d’une régression générale telle qu’elle éclaire, sans pitié ; l’Obscur où nous sommes maintenant plongés.L’individu ? Mais oui, aujourd’hui, c’est cet écrivain dont la photographie flambe un peu partout sur la planète, dont le nom s’étale sur des pancartes fièrement brandies par des fillettes : « We want to kill Rushdie ! ». C’est cet homme seul, traqué et terré, pour lequel un cardinal français qu’on croyait plus émotif n’a pas eu un mot de pitié. Ledit cardinal se voit-il contemporain du Dieu qu’il adore, apprenant qu’on le crucifie quelque part en banlieue et murmurant, tout en se lavant les mains : « C’est regrettable, mais il a dû blasphémer » ? Peu importe, la grande peur des non-pensants est là, nous dormions un peu, il faut l’avouer, nous ne les prenions pas au sérieux, nous étions à peu près sûrs de notre Raison, nous préférions même ironiser sur elle, après tout les Lumières sont bien limitées, nos penseurs sophistiqués nous en ont montré le simplisme à côté de l’inconscient, de la déconstruction, de l’épistémé, de la structure, de la réévaluation du sacré ou du retour au Talmud (Sartre compris). Nous pouvions, n’est-ce pas, nous payer ce luxe.
Les historiens de l’avenir seront devant cette énigme : pourquoi le gros symptôme de la fin du vingtième siècle a-t-il été cette marée noire de Dieu, ce retour de ses inquisiteurs et de ses agités sur fond de marchandise déchaînée ? Et pourquoi ce symptôme a-t-il pris la forme d’un écrivain, d’un roman ? Pas d’une philosophie, ni d’une thèse révolutionnaire, ni d’une découverte scientifique (la terre tourne, la plus-value est le secret économique du capital, les bébés ont déjà une sexualité), non : d’un ouvrage de fiction, d’une rêverie subjective. Mais justement : c’est l’individu qu’il s’agit désormais de nier, dans son langage même, et pour cela le contrôler où l’exténuation de la littérature s’impose. Après tout, ce cinglé d’imam et ses partenaires commerciaux et spirituels pourraient demander l’interdiction de l’athéisme sur tous les écrans du monde. Non : un livre, un roman. Voulez-vous savoir ce qu’ils ressentent ? Qu’un individu c’est un livre, un roman. Un tel « objet » échappe, il se passe de un à un. C’est pourquoi un écrivain, même s’il tente parfois de le cacher ou de se le dissimuler, est avant tout seul, comme chacun. Il désigne cette solitude qui, en son fond, est verbale. Je ne suis pas près d’oublier ce dialogue que j’ai eu un jour avec un homme politique aussi sympathique que progressiste : « Vous écrivez vous-même vos livres ? » — « Mais oui », — « Sans suggestions, corrections de personne ? » — « Non ». — « Eh bien, ça ne manque pas de souffle ! » Sic. Autrement dit : « Vous êtes seul ? » — « Oui » — « Vous ne vous sentez pas collectif ? » — « Non » — « Ça alors ! » Étonnement de la politique elle-même – comme de la religion – que quelque chose puisse se faire en dehors de l’interdépendance, de l’interrelation, de l’âme universelle, envers obligatoire de la marchandise universelle. Il y a dix ans, le dialogue aurait été : « Votre roman est bien l’illustration de telle ou telle théorie ? » — « Non » — « Mais si » — « Mais non » — « Taisez-vous, je vais vous démontrer le contraire. » Nous n’en sommes plus là.
Voici revenus le Bien et le Mal. « La littérature et le mal », disait Georges Bataille, et cette intuition de génie paraissait un peu dépassée, romantique. La littérature en Diable ? En Diable parce que purement individuelle ? Comme le sexe ? Nous y voici. Dieu, c’est bien connu, c’est le sexe mis en commun, nié en commun, et qui doit le rester, quoi qu’il arrive. Le mot de Philip Roth, cité par Rushdie, est très profond : « Je m’aperçus tout à coup que ces gens ne me contestaient pas, mais qu’ils me haïssaient. » Ce mot aurait pu être aussi bien de Thomas Bernhard, seul dans son Autriche planétaire. « Plutôt Dieu qu’un écrivain ! » Voilà ce que nous avons à entendre, et c’est autre chose de plus aigu et de plus étrange que « Plutôt Hitler que le Front populaire ! ».
1984 est loin, 1989 est plus prometteur. On commémore beaucoup, mais la présence de Big Brother n’a jamais été plus sensible. Il change de visage, d’accent et de langue, Big Brother ; il parle de race, de peuple, de science, de profit – mais son discours le plus énergique est toujours Dieu, toujours et encore, sans cesse. Il vient de nous apprendre brusquement ce que nous savions déjà et que nous avions décidé d’oublier -, tant cette vérité est gênante. Ce qu’il déteste par-dessus tout, Big Brother, c’est qu’un individu soit incalculable, instable, varié, irréductible comme la littérature même. Et qu’un livre, parfois, le manifeste en plein jour.
[Magazine littéraire (L’individualisme) n°264, avril 1989.]