766- On vit une époque, n’est-ce pas, où avoir son nom devient très compliqué. Au point que nous sommes entrés dans l’ère du comme, équivalent de ce que seraient les âmes après la mort dans la mesure où on ne rencontre pratiquement plus personne de rigoureusement singulier. C’est du comme, c’est du toc, c’est même du toctoc (TikTok). On est tellement dans les doubles et ça se redouble tellement dans la doublure qu’il faut bien qu’une triplicité soit là, à l’œuvre, de telle façon que ça se fasse frire ce qui échoue à être un. Et précisément on n’est un que dans le trou.

[FUGUES. Comment aller au Paradis ? Éditions Gallimard, 2012.]

Le Martray

765- Je dirai même que la seule façon de s’y retrouver dans le fait qu’une femme au moins serait trouée, c’est forcément de la poser en Vierge Marie, pour que son effraction ne puisse lui venir que de l’intérieur et surtout pas de l’extérieur phallique qui n’est jamais que l’érection qui se fait pour dénier le trou. Autrement dit, il y a un seul trou pensable dans l’univers des univers matériels, c’est très exactement la Vierge Marie. Pour ça, il faut et il suffit qu’elle soit vierge, qu’elle soit censée avoir entendu le vrai relief d’une parole et qu’il s’ensuive un corps rigoureusement différent de tous les autres.
Cela ne veut pas dire du tout, comme le penserait immédiatement la malveillance psychanalytique, que je veuille, moi, faire de ma mère une Vierge. Au contraire. À reconnaître que Papa a bel et bien pénétré Maman et que ça ne l’a pas trouée pour autant, je peux enfin me poser la question de ce qui est nécessaire pour lui occasionner cette débouchure. Une parole, oui, mais laquelle ?

Que la Vierge Marie soit censée avoir entendu un verbe au troisième degré et en avoir été en gestation, c’est très important : on n’a , de mémoire d’homme, jamais trouvé une femme qui ait entendu le sens qu’on appelle, bizarrement, figuré. Elles n’entendent rien de cet ordre, jamais, par principe, et c’est pour ça qu’a lieu implacablement la reproduction de l’espèce dont elles se chargent par surdité. L’hystérie est locale, elle est littérale. Méconnaissance, dit Freud, de la dimension symbolique des énoncés…

[ART PRESS n°44, janvier 1981.]

La Flotte-en-Ré

764- « L’homme parfaitement lucide s’appelle le voyant. »

De Novalis (« Novale », en français, désigne une terre fraîchement défrichée) en autres signes mystérieux, il faut savoir que c’est le 15 mars (1795) qu’il s’est fiancé, le 17 mars (1782) qu’est née sa promise, le 19 mars (1797) qu’elle est morte et le 21 mars qu’il en eut la nouvelle. « Ne pouvais-je espérer que je la suivrais le 23 mars ? » déclara-t-il, ignorant qu’il allait mourir le 25 mars (1801).


[ILLUMINATIONS. Éditions Robert Laffont, 2003.]

763- Hölderlin meurt en 1843. Nietzsche naît en 1844, Lautréamont en 1846, Rimbaud en 1854. Nietzsche sombre l’année où Heidegger naît, en 1899. Heidegger fut donc contemporain de Rimbaud (mort en 1891) et de Nietzsche (mort en 1900). Lui-même est mort à l’époque où la musique disco et le porno étaient à son apogée (1976).

[ILLUMINATIONS. Éditions Robert Laffont, 2003.]

762- Lautréamont force le trait avec un souvenir sous forme de vision. Les mathématiques apparaissent à l’enfant pendant « une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide ». En fait, ce sont trois femmes : « Arithmétique ! Algèbre ! Géométrie ! » Toutes trois « égales en grâce et en pudeur ». Toutes trois pleines de majesté royale. Ironie de Lautréamont : une mère, c’est bien, mais trois c’est mieux. Il se nourrit tour à tour à leur sein de leur lait fortifiant.

[ILLUMINATIONS. Éditions Robert Laffont, 2003.]

761- Les hommes sont partis vers les Indes

Entendons vers les îles. J’ai encore des menus de restaurants de Bordeaux de mes arrière-grands-parents où le vin bu à l’occasion de banquets porte la mention « retour des îles ». On mettait le vin en barriques dans des cargaisons, le tangage le faisait mûrir, et les marins pouvaient apparaître comme des prêtres de Dionysos. 

[ILLUMINATIONS. Éditions Robert Laffont, 2003.]

760 – Céline a eu un mot merveilleux, je trouve : « Attention, je peux faire rire ! » Et ça, c’est un problème de littérature très important. Qu’est-ce que c’est de faire rire ? Rire bêtement, même. C’est très dangereux, le rire.
L’insistance monomaniaque sur le métissage ? Bon, aujourd’hui vous lisez ça, vous vous dites : « Finalement, quel idiot, il nous embête avec son histoire. » Mais, en même temps, vous êtes dans une époque où vous assistez à une montée violente de la biologisation de l’essence de l’homme et de sa conception même. Et vous vous dites : « C’est curieux, voilà un type qui réagit, en somme, par anticipation à une représentation biologisante de l’espèce humaine. »

[CÉLINE. Éditions Écriture, 2009.]

759- Tout de même, Casanova veut récupérer ses lettres de change. La Charpillon lui fait répondre de venir les chercher chez elle. Lors d’un dîner en compagnie où il ne l’attend pas, elle entre, provocante, gaie, s’assoit à côté de lui, le traite avec ironie. Chaque fois que Casa la voit, il est repris de désir. C’est idiot, mais c’est comme ça. Ils sortent dans un jardin, s’engagent dans un labyrinthe, et, là, elle le renverse sur l’herbe et « l’attaque en amoureuse ». Il mollit aussitôt (ou plutôt le contraire), mais pas question d’aller jusqu’au bout. Nouvelle scène de violence, il sort un couteau et menace de l’égorger si elle ne se laisse pas faire. « Mais allez-y, dit-elle, et je raconterai à tout le monde ce qui s’est passé. » Une femme violée, quel scandale. Elle sort de cette bagarre avec désinvolture, « comme si rien ne s’était passé ». Casa est épaté : « Sa physionomie avait un prestige auquel je ne pouvais pas résister. »

[CASANOVA L’ADMIRABLE. Éditions Plon, 1998.]

758- Les femmes occidentales ont plus changé en cinquante ans qu’en deux siècles, et Stendhal approuve cette évolution rapide. Il n’y a plus de salons ni de conversations ? Qu’importe, puisque la solitude est devenue la seule aventure. Le Privilégié revient dans le temps avec sa bague magique : il se donne le suffrage à vue, peut faire disparaître 300 touristes et 10 artistes contemporains par jour, 100 journalistes et 4 ou 5 intellectuels bavards par semaine, 50 cinéastes par mois, et 600 mauvais écrivains ou écrivaines par an. Rien ne lui résiste, le vrai roman continue.

[TRÉSOR D’AMOUR. Éditions Gallimard, 2011.]

Paris, le 6 mars 1989

Cher Jean-Jacques Brochier,

Vous me demandez une réflexion sur l’individualisme, mais je suis incapable, ces jours-ci, de penser à autre chose qu’à l’incroyable tragi-comédie qui se déroule sous nos yeux à propos de Salman Rushdie et de ses Versets sataniques. Nous avons déjà tout vu : l’hypocrisie ou la lâcheté des États ; les états d’âme et les lenteurs soucieuses des éditeurs ; la sainte-alliance des clergés (« fais-moi disparaître cet ignoble film sur Jésus, et je te brûle cette saleté de bouquin sur Mahomet ») ; les émeutes, les morts, le vociférations, les appels publics à l’assassinat ; les cynisme pratiques des russes ; l’ombre portée des contrats (six cent millions de francs pour Alsthom, trois millions de dollars pour tuer un auteur anglais) ; bref la spirale brutale d’une régression générale telle qu’elle éclaire, sans pitié ; l’Obscur où nous sommes maintenant plongés.L’individu ? Mais oui, aujourd’hui, c’est cet écrivain dont la photographie flambe un peu partout sur la planète, dont le nom s’étale sur des pancartes fièrement brandies par des fillettes : « We want to kill Rushdie ! ». C’est cet homme seul, traqué et terré, pour lequel un cardinal français qu’on croyait plus émotif n’a pas eu un mot de pitié. Ledit cardinal se voit-il contemporain du Dieu qu’il adore, apprenant qu’on le crucifie quelque part en banlieue et murmurant, tout en se lavant les mains : « C’est regrettable, mais il a dû blasphémer » ? Peu importe, la grande peur des non-pensants est là, nous dormions un peu, il faut l’avouer, nous ne les prenions pas au sérieux, nous étions à peu près sûrs de notre Raison, nous préférions même ironiser sur elle, après tout les Lumières sont bien limitées, nos penseurs sophistiqués nous en ont montré le simplisme à côté de l’inconscient, de la déconstruction, de l’épistémé, de la structure, de la réévaluation du sacré ou du retour au Talmud (Sartre compris). Nous pouvions, n’est-ce pas, nous payer ce luxe.

Les historiens de l’avenir seront devant cette énigme : pourquoi le gros symptôme de la fin du vingtième siècle a-t-il été cette marée noire de Dieu, ce retour de ses inquisiteurs et de ses agités sur fond de marchandise déchaînée ? Et pourquoi ce symptôme a-t-il pris la forme d’un écrivain, d’un roman ? Pas d’une philosophie, ni d’une thèse révolutionnaire, ni d’une découverte scientifique (la terre tourne, la plus-value est le secret économique du capital, les bébés ont déjà une sexualité), non : d’un ouvrage de fiction, d’une rêverie subjective. Mais justement : c’est l’individu qu’il s’agit désormais de nier, dans son langage même, et pour cela le contrôler où l’exténuation de la littérature s’impose. Après tout, ce cinglé d’imam et ses partenaires commerciaux et spirituels pourraient demander l’interdiction de l’athéisme sur tous les écrans du monde. Non : un livre, un roman. Voulez-vous savoir ce qu’ils ressentent ? Qu’un individu c’est un livre, un roman. Un tel « objet » échappe, il se passe de un à un. C’est pourquoi un écrivain, même s’il tente parfois de le cacher ou de se le dissimuler, est avant tout seul, comme chacun. Il désigne cette solitude qui, en son fond, est verbale. Je ne suis pas près d’oublier ce dialogue que j’ai eu un jour avec un homme politique aussi sympathique que progressiste : « Vous écrivez vous-même vos livres ? » — « Mais oui », — « Sans suggestions, corrections de personne ? » — « Non ». — « Eh bien, ça ne manque pas de souffle ! » Sic. Autrement dit : « Vous êtes seul ? » — « Oui » — « Vous ne vous sentez pas collectif  ? » — « Non » — « Ça alors ! » Étonnement de la politique elle-même – comme de la religion – que quelque chose puisse se faire en dehors de l’interdépendance, de l’interrelation, de l’âme universelle, envers obligatoire de la marchandise universelle. Il y a dix ans, le dialogue aurait été : « Votre roman est bien l’illustration de telle ou telle théorie ? » — « Non » — « Mais si » — « Mais non » — « Taisez-vous, je vais vous démontrer le contraire. » Nous n’en sommes plus là.

Voici revenus le Bien et le Mal. « La littérature et le mal », disait Georges Bataille, et cette intuition de génie paraissait un peu dépassée, romantique. La littérature en Diable ? En Diable parce que purement individuelle ? Comme le sexe ? Nous y voici. Dieu, c’est bien connu, c’est le sexe mis en commun, nié en commun, et qui doit le rester, quoi qu’il arrive. Le mot de Philip Roth, cité par Rushdie, est très profond : « Je m’aperçus tout à coup que ces gens ne me contestaient pas, mais qu’ils me haïssaient. » Ce mot aurait pu être aussi bien de Thomas Bernhard, seul dans son Autriche planétaire. « Plutôt Dieu qu’un écrivain ! » Voilà ce que nous avons à entendre, et c’est autre chose de plus aigu et de plus étrange que « Plutôt Hitler que le Front populaire ! ».

1984 est loin, 1989 est plus prometteur. On commémore beaucoup, mais la présence de Big Brother n’a jamais été plus sensible. Il change de visage, d’accent et de langue, Big Brother ; il parle de race, de peuple, de science, de profit – mais son discours le plus énergique est toujours Dieu, toujours et encore, sans cesse. Il vient de nous apprendre brusquement ce que nous savions déjà et que nous avions décidé d’oublier -, tant cette vérité est gênante. Ce qu’il déteste par-dessus tout, Big Brother, c’est qu’un individu soit incalculable, instable, varié, irréductible comme la littérature même. Et qu’un livre, parfois, le manifeste en plein jour.

[Magazine littéraire (L’individualisme)  n°264, avril 1989.]

757- Le jeune Atlante, 13 ou 14 ans, arrive chez sa tante qui se charge de renouveler son linge. Aujourd’hui, elle a acheté plusieurs slips qu’elle lui demande d’essayer devant elle. Elle vérifie de près l’essayage et, avec une hypocrisie consommée, attarde ses doigts sur la queue et les couilles, en lui reprochant de bander. C’est évidemment délicieux, et il aime l’entendre dire : « Je vois que tu as de très mauvaises pensées, ça tombe bien, moi aussi. » Elle écarte son peignoir, et commence à se caresser, en lui enjoignant de faire comme elle. Elle finit par rire, elle a joui. Lui, pour respecter les règles de son entraînement, n’a pas donné son foutre, mais a beaucoup joui quand même. Pour le foutre, il faudra qu’elle l’autorise et le lui demande en lui tendant une soucoupe, qu’elle regardera avec satisfaction, en touchant du doigt la semence.

756- J’aurai dû faire analyser, en laboratoire, le code génétique des trois femmes atlantes que j’ai eu la chance de connaître. Elles m’ont choisi, je les ai tout de suite reconnues, elles m’ont beaucoup appris sur les continents disparus et leurs stabilités inaccessibles. C’est à elles que je dois de croire de plus en plus à l’Éternel Retour. Tout se répète de façon nouvelle, et la vie devient un roman à rebondissements permanents.

[ GRAAL. Éditions Gallimard, 2022.]

755- Au lieu de « péché originel », expression religieuse qui évoque aussitôt un dérapage sexuel, on devrait s’habituer à dire « virus originel », l’être humain en étant infecté d’emblée et n’arrêtant pas de se réinfecter lui-même. Vous ajoutez désormais l’islamisme radical, et vous obtenez un virus nouveau, le Coranovirus. Vous ouvrez le Coran, et vous savez ce qui vous attend comme mécréant. Il n’y va pas par quatre chemins, le prophète, à la moindre caricature, il tire dans le tas, ou se met à égorger au couteau des passants, des professeurs irrespectueux, ou un curé dans son église. Il est logique que, dans la décomposition du Dieu ancien, son représentant le plus tardif se rebiffe contre son agonie future. Mahomet a encore beaucoup de sang à boire, avent d’étancher sa soif de revanche sur les moutons chrétiens ahuris.

[GRAAL. Éditions Gallimard, 2022.]

754- D’autant qu’on m’annonce encore des catastrophes. La planète se réchauffe, tout le monde s’en fout, mais voici les prédictions : fonte des glaciers, inondations répétées, famines, disparition des terres arables. Beau XXIe siècle en perspective, bonne chance aux habitants du futur. Vous comprendrez que, dans ces conditions, les élections municipales présidentielles me laissent de marbre. (25/02/2001)

[LITTÉRATURE ET POLITIQUE. Éditions Flammarion, 2014.]

753- La résurrection a eu lieu une fois pour toutes, et un Dieu assume la nôtre. Si on ne comprend pas ça, le temps finit par devenir le temps qui passe et non pas, comme on devrait le dire, le temps qui surgit. Sein und Zeit, ou plutôt Zeit und Sein. Ce n’est pas par hasard si c’est le temps qui fait l’objet de toutes les interrogations les plus fécondes. C’est pour cela que la triade Laërte, Télémaque, Ulysse n’a pas été comprise comme elle doit l’être. Trois générations au combat, c’est quand même beaucoup ! Cela implique une saisie du temps très particulière et une intervention divine.
Voilà pourquoi cette affaire est « sur les genoux des dieux. »

752- Paul a dit l’essentiel, c’est que si la résurrection n’a pas eu lieu, notre foi est vaine. Maintenant, trouvez-moi des gens qui parlent de résurrection. Il n’y en a plus. Dans la dévastation générale, il n’y a plus ni enfer, ni résurrection, il y a le train-train. Transformé en subjectivité, le dieu n’est pas là, ou plutôt, il s’appelle désormais « Société ». Il ne peut plus être « en face », c’est-à-dire dans le surgissement. Les sens sont dorénavant évacuables et il reste sa majesté le Moi pour chacun, dans une surdité générale. Voilà pourquoi cette pénalité subie par les Grecs coûte si cher, et pourquoi Nietzsche est décidément incontournable.

[GUERRES SECRÈTES. Éditions Carnets Nord, 2007.]

751- Qu’est-ce que j’ai pu m’ennuyer, quand j’y pense… Le temps perdu ! Pas croyable… Autant ennuyé qu’amusé ? C’est probable… Vases communicants… Balance, balancier, pendule… Justice immanente à la matière du délit… Oisive jeunesse à tout asservie… Plaisir d’amour ne dure qu’un instant… Corvées, elles, durent toute la vie… Un peu de ton mélancolique en comptant distraitement les dépenses… Qu’est-ce qu’elles ont pu m’emmerder… Il faudrait que je leur décerne des prix. En tête, nettement, Flora… Puis Bernadette, presque un comble… Et puis Deborah, avec des circonstances atténuantes… Exceptions : Cyd, Ysia, Diane. J’ai beau me creuser, non, il n’y a que ces trois-là dont je ferai l’éloge à peu près sans restrictions… En général, je les note (+) ou (- ). Rarement (+) (+). Rarissimement (+) (+) (+). Parfois (+ ?). Quelquefois (+ !). Très souvent (-) ( -). Et combien de (- !). Pages de carnets, entailles rapides du temps… Quelle idée, aussi, quelle malédiction, d’être attiré par les femmes, magnétiquement, sourdement… J’attends que ça passe… Que ça s’exténue… Misère du besoin physiologique… Tenaille, il faut bien l’avouer… Carcan… Enfin, ça commence à se desserrer, on dirait…


[FEMMES. ÉDITIONS Gallimard ? 1983.]

750- En route pour Bordeaux, Vladimir Poutine s’est arrêté dans l’abbaye de Maurice Druon, de l’Académie française. Ils sont amis, ils parlent chevaux et poésie. Tout va bien, pas le moindre terroriste tchétchène à l’horizon. Le successeur de Pierre le Grand est ensuite reçu au château Cheval-Blanc, cru mythique de Saint Émilion, racheté en 1998 par le financier belge Albert Frère et le P-DG du leader mondial du luxe LVMH, Bernard Arnault. Juppé est de la partie, c’est un sacre.


Bien qu’il ait déclaré sans ménagement préférer un verre de vodka avec cornichon au vin local (un ange passe), le nouveau tsar se voit offrir un splendide cadeau une caisse de vins de différents millésimes, en fonction des dates qui ont compté pour lui. 1952 : sa naissance. 1983 son mariage. 1985 et 1986 : la naissance de ses filles. Et enfin 2000 : l’année de son arrivée au Kremlin. Bien entendu, pas la moindre bouteille pour marquer son entrée, jadis, au KGB. Les Bordelais savent tenir, c’est une tradition anglaise.


Mme Poutine, elle, a assisté à un défilé privé chez Chanel. Une journaliste écrit : « Blonde et ronde, le regard bleu, aimable et impénétrable, ne demandant qu’à sourire mais ne souriant pas, dotée d’une interprète alors qu’elle parle français couramment, Ludmila découvrit chez Chanel les vertiges d’une planète inconnue. C’était la première fois qu’elle visitait une maison de couture, qu’elle voyait défiler une collection. Des fourreaux noirs sous canotiers de poupée, des robes du soir crépitant de broderies pâles sur des transparences incertaines. » La tsarine, émue, est quand même restée perplexe devant les minijupes : « J’aime beaucoup, mais je ne peux pas m’imaginer les porter. » C’est en effet préférable.
Au fait, majesté, allez-vous vous opposer par un veto à l’arrogance américaine ? Ce n’est pas impossible, les négociations sont en cours. (23/02/2003)

[LITTÉRATURE ET POLITIQUE. Éditions Flammarion, 2014.]

749- C’est à cette répulsion, à cette expulsion, que Picasso répond. D’où la force de son acte, sa détermination, son audace. Il n’est pas nihiliste dans la mesure où, justement, il prend au sérieux le Néant. Et cela se voit : regarder ses autoportraits, celui de 1907, par exemple, sorti du noir, revenant au noir dans l’affirmation. « Le Néant, dit encore Heidegger, est l’origine de la négation, et non l’inverse. » Formulation aussi rarement comprise que : « Sans la manifestation originelle du Néant, il n’y aurait ni être personnel, ni liberté. »

La liberté de Picasso est dans cette expérience même, celle qui n’oppose pas la persistance de l’angoisse et la joie :
« L’angoisse de l’audacieux ne souffre pas qu’on l’oppose à la joie, ni même à la jouissance facile d’une activité paisible. En deçà de telles antinomies, elle entretient une secrète alliance avec la sérénité et la douceur du désir créant et agissant. »

Dans l’audace, il s’agit de sauver l’ultime grandeur de la réalité humaine. Son irréductible être-là.

[PICASSO, LE HÉROS. Éditions Cercle d’art, 1996.]

748- Pour moi la question sexuelle dans l’amour est vite relativisée par rapport à un violent mouvement qui tient
1 : au fait qu’on a envie de partager l’enfance avec la personne qu’on aime.
2 : qu’on a envie de l’accompagner jusque dans la mort, et d’être victorieux avec cette personne de la mort elle-même. La Flûte enchantée de Mozart illustre ça de manière géniale. N’oublions pas qu’il y a, pour s’opposer à l’amour, qui sera tout de même victorieux, une Reine de la nuit. Mozart est à la fin de sa vie. Il avertit. L’amour paritaire qui veut triompher doit passer par une violente passion négative de la Reine de la nuit, c’est-à-dire d’une mère à propos d’une fille. Et sur le fait qu’il faudra une intervention de stabilité considérable, pour que la négativité profonde soit déjouée.

747- L’athéisme sexuel, ça veut dire qu’on ne croit pas au sexe, sauf dans la façon dont ça deviendrait un savoir et non pas un exercice organique qui ne produit pas grand-chose dans le dire. S’il y avait un savoir surgissant des questions dites sexuelles, ça se saurait. Tous les matins, il y aurait un progrès dans la connaissance. Ce n’est pas le cas. Ce qui m’intéresse, c’est ce que ça change dans le dire. L’amour, disait Lacan, ne va pas sans dire. Pour la plupart des humains, il paraîtrait que ça aille sans dire. Du coup ça explose de façon périodique.

[UNE CONVERSATION INFINIE. Éditions Bayard, 2019.]

746- Le malentendu porte sur quasiment tout. Je pense que le malentendu en question est d’essence sociale. Il n’y a pas de malentendu originel, sauf à se propulser dans le péché originel. On n’est pas obligé de marcher dans toutes ces mythologies. Je ne crois pas qu’il y ait un malentendu de fond. C’est organisé par le « serpent » sociologique, pour que ce soit contrôlé par différentes formes de pouvoir. Le pouvoir religieux, bien entendu. Dieu sait si ça a fonctionné. Ça ne fonctionne plus guère, sauf dans des communautés, disons de plus en plus exotiques. Je suis très opposé à cette thèse du malentendu fondamental.

745- Je suis contre tout ce qui, à jet continu, reprend la thèse d’une séparation fondamentale. Et quand je dis que la preuve est le fait de pouvoir écouter de la musique ensemble, cela signifie qu’on s’entend. Si on peut se taire en écoutant ensemble Bach, ou Joseph Haydn, ou d’autres, cela prouve qu’au-delà de cette histoire rocambolesque de séparation entre les sexes, on peut, malgré tout, s’entendre.

744- Pour un homme, zéro femme pourquoi pas ? Une femme seulement, c’est maman. Deux, c’est l’enfer. À trois la liberté commence.
Je me suis toujours arrangé pour avoir une triple ou une quadruple vie.

[UNE CONVERSATION INFINIE. Éditions Bayard, 2019.]

743- La preuve concrète d’une jouissance féminine est le rire. Dans l’expérience, c’est absolument évident. Peu importe ce qui s’est passé comme exercice physique, la tonalité du rire est fondamentale. Un homme qui arrive à faire rire une femme a déjà en partie gagné la séduction qu’il va opérer. C’est courant. Mais ce n’est pas le même rire. Là, c’est autre chose. Dans la jouissance féminine, c’est le rire qui témoigne que la chose a été plutôt réussie. Ce rire est-il fréquent dans les questions dites sexuelles entre hommes et femmes ? Je pense que non. C’est plutôt rare.

[UNE CONVERSATION INFINIE. Éditions Bayard, 2019.]